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Bulle d'énergie zen face au covid-19

— Éteins-moi cette télé Chris ! Je ne supporte plus toutes ces infos 24H sur 24 ! Ça me rend dingue !
— mais, chérie, il faut bien qu'on suive les dernières actualités non ? Sinon, comment on saura quelles mesures d'hygiène adopter ? Et comment vont les autres pays… enfin… Ce qu'il se passe dans le monde quoi ?
— laisse tomber ! Tu me saoule ! Continue à regarder tes trucs ! Moi, je vais faire des courses !
— tu prends la voiture ?
— ben non : ça fait même pas deux kilomètres !
— oui mais enfin, les courses… c'est lourd et…
— c'est bon je me limiterai ! Et pis j'ai un sac !
— OK… euh… N'oublie pas de prendre du papier toilette !
— arrête un peu ! On a au moins une quinzaine de rouleaux !
— oui mais on ne sait jamais hein !
— bon ! Allez, à toute ! dis-je en traversant le salon
— Hé ! Sam, n'oublie pas ton attestation et ta carte d'id…

Je ne l'écoutais déjà plus. Ne l'entendais plus. Purée. C'est nous qui avons changé ? Ou bien c'est cette crise sanitaire qui fout la merde dans notre couple ?

Il est insupportable en ce moment. Fais-ci, fais pas ça ! Pffff… Quel donneur de leçons ! Je ne le supporte plus. Et pourtant je l'aime encore. Comme au premier jour. Pffff…

Adossée à l'îlot central de notre cuisine, je gomme l'encre effaçable de mon attestation. Bientôt il faudra que j'en réimprime une. Mais c'est vraiment pas écolo leur truc. Et puis ils font comment, ceux qui n'ont pas d'imprimante ? Ou pas internet ? Ou la radio, ou tous ces réseaux sociaux de merde ? Les flics devraient avoir des attestations sur eux, pour les plus démunis. Cette crise, ou sa gestion, c'est n'importe quoi… Un vrai mascarade. Mondiale en plus… On fait tous la courbette au corona et aux directives des gouvernements. On se croirait en guerre ou dans une dictature…

En remplissant machinalement la date, je me rends compte qu'on est déjà le 7 avril. Merde. L'anniversaire de Chris ! C'est le 16 avril ! il aura… voyons voir… 84 ans ! Déjà. Un souvenir de son anecdote concernant sa naissance me revient en tête. Il est jeune. Nous ne sortons pas encore ensemble mais j'ai le béguin pour ce beau quarantenaire aux cheveux poivre et sel. Il sourit tout le temps, a l'air sûr de lui, et ses rides ondulant à la surface de son front lui donne un air zen. Apaisant.

— Et… vous êtes né quand, Monsieur Kolinsky ? osai-je, du haut de mes 22 ans, après avoir avalé bruyamment une grosse gorgée de bière pour trouver enfin le courage d'aborder des sujets plus… personnels
— Pourquoi tu me demandes ça ? répondit-il en se roulant une cigarette. Bon dieu, ce qu'il était cool. Mais, c'est ce qu'on attend d'un prof de BD à la Fac des Beaux-Arts non ? Sapé dans son costume de velours marron, déjà vintage à l'époque, avec son petit pull noir moulant ses pectoraux, et dont le col en V laissait dépasser le haut de sa toison velue.
— attends, je… tu as… hésita-t-il, avant de m'essuyer, avec son gros pouce, la mousse accumulée sur ma lèvre supérieure. Quand il le suça pour le nettoyer, je sentis une vague de chaleur entre mes cuisses. Appelle-moi Chris.
— me… merci ! marmonai-je, avec un sourire jusqu'aux oreilles, sentant soudainement mes joues rougir
— tu en veux une ? me demanda-t-il en allumant sa cigarette négligemment posée entre ses lèvres fines
— quoi ? euh… non, je… oui !
— je suis né… le 16 avril. Enfin non, c'est mon jumeau qui est né le 16…
— Oh ! Vous… vous avez un jumeau ? Il… il vous ressemble ?
— non, enfin, comme un frère normal : on est faux jumeaux
— Ah… OK, fis-je, un peu déçue, des fantasmes surgis de nulle part retournant immédiatement aux oubliettes
— moi, je suis né le 15 avril ! dit-il avec un petit rire énigmatique
— mais alors, vous n'est pas… Aaah d'accord ! Vous êtes nés…
— à un jour d'écart… moi avant minuit, et lui trente ou quarante minutes plus tard. En 1936. Une année bien sèche paraît-il…
— Oh, mais alors vous avez… cinquante ans ! C'est fantastique ! dis-je, tout en prenant conscience de la stupidité de ma réponse. Quelle conne ! Il regarda la main que j'avais posée sur sa cuisse, jeta un œil autour de lui, peut-être à la recherche de confrères attablés à cette terrasse parisienne et plaça sa main sur la mienne, comme pour verrouiller mon élan amoureux, puis m'embrassa. Lentement… Il alluma ensuite sa cigarette. Après une longue bouffée, il afficha un sourire satisfait et me demanda :
— tu sais que je donne des cours particuliers ? Et, euh… j'ai besoin d'un modèle. Jeune et jolie…

Ouais… C'était une autre époque… On était libre en ce temps là. Et les réseaux sociaux ne polluaient pas encore nos vies. Sans téléphone portable, on pouvait se perdre dans une ville, demander son chemin autrement qu'à un putain de robot, ne pas être joignable… C'était ça, la vraie liberté…

Sur mon vélo électrique, le vent chaud sèche mes larmes nostalgiques. Je l'aime, ce con. Malgré sa parano. Et son arthrose. Bon. D'un autre coté, il a ses raisons… Pffff, si seulement il n'avait jamais fumé… Mais bon, tout n'est pas perdu… Il y a toujours le… le jeûne ou je ne sais quoi encore. On va trouver…
— Bonjour ! me dit une personne devant l'épicerie bio
— Bonjour répondis-je ! Ça va ?
— oui et vous ?
— bien… On fait aller, hein ! je réponds en franchissant la porte d'entrée
— attendez ! C'est la queue : on doit attendre qu'une personne sorte avant de rentrer. Ils sont déjà six dedans.
— qu… quoi ? Ah bon, dis-je, un peu étonnée. Pfff, c'est… la merde ce virus !
— à qui le dites-vous ! Ils nous prennent pas la tête comme ça pour la grippe ! Et pourtant elle tue autant de personnes ! Alors c'est… c'est quoi ce bordel !!??
— oui enfin mon mari dit que ce n'est pas toujours vrai : ça dépend des années… C'est… impermanent comme il dit.
— ah… il est bouddhiste ?
— euh… un peu… ça dépend. En ce moment, dis-je avec un sourire forcé, il est plutôt dans la non-faire ! HA Ha ha !
— Ah ouais, le Tao ! C'est vrai qu'on devrait presque laisser faire la nature ! Après tout, la moyenne d'âge des morts est de 81 ans je crois : à cet âge là, ils ont déjà bien vécu et peuvent partir tranquille ! gloussa-t-il en solitaire, avant de se raidir devant mon silence offusqué. Vous… vous ne croyez pas ?
— hum… je fis, telle une japonaise, agacée et blessée
— vous… vous n'avez quand même pas… 80 ans !??
— non, bien sûr que non, répondis-je, voyant ses épaules se relâcher, mais mon… euh… et vos parents ? Comment vont-ils ?
— ma mère a autour de 70 ans et ça va. Mon père est mort d'un cancer des poumons… clope oblige. Et puis, il a toujours bouffé des cochonneries…

Une cliente équipée d'un masque chirurgical sort, dit bonjour d'un geste de la tête, tout en gardant ses distances.
— bon j'y vais ! me dit le jeunot
— c'est ça !…
— au revoir !
— hum

Quel petit connard ! Est-ce que mourrir à 81 ans, dans nos pays développés, c'est… normal ? Bordel. J'ai envie de fumer. Ce tour de vélo m'a donné une suée. J'attends en plein soleil. J'enlève difficilement mon sweat, m'attache les cheveux en chignon. Pffff…

C'est vrai que dans la majorité des pays, les petits vieux calanchent bien avant 80 ans. Rien qu'en Afrique, atteindre la soixantaine doit déjà être un exploit en soi… Quoique. Dans nos pays dév… sur-développés, devrais-je dire, l'espérance de vie tend à diminuer, effet paradoxal de la liberté des femmes, à fumer notamment, et des effets dévastateurs de l'obésité-diabète, et de toutes ces molécules chimiques, entre les pesticides et les plastiques… Même les médicaments tuent ! Alors… Et ne parlons pas des pollutions atmosphériques… À Whuhan, ça doit pas être beau à voir. Enfin, à respirer…

De toute façon, en Afrique, ils ont le paludisme, alors les petits vieux ne doivent pas faire long feu. Et bientôt, avec ce réchauffement climatique, le palu sera chez nous… Serons-nous tous confinés comme des cons ? Dans la peur et la solitude ? À attendre une molécule miracle qui profitera une fois de plus davantage à BigPharma qu'à la population ?

Finalement, ce covid-19, c'est vraiment une maladie des pays riches. Enfin, riches de conneries, d'objets matériels, de lois, de confinement… Un parasite qui se nourrit exclusivement de petits vieux ou de personnes faibles, victimes de la mal bouffe et de manque de sport : diabète, maladies cardio-vasculaires, tabagismes et autres allergies liées aux produits laitiers et au gluten… Et merde. Je stresse à nouveau. On ne peut vraiment plus rien bouffer de correct dans ce pays ?…

— … y allez !… Madame ? Bonjour, vous pouvez y aller !

En relevant la tête, mes yeux croisent le visage d'un homme souriant de santé. Ah, merci ! répondis-je, gênée par mon absence.

Le Bio, c'est la Vie ! L'enseigne et le visage de cet inconnu me confortent dans les choix : manger bio, local, et bouger suffisamment m'ont permis, en plus des jeûnes réguliers, de rester en bonne santé toutes ces années. Il est là, le problème : à la base. Ce n'est pas une histoire de manque de lits, de vaccins, d'inactions politiques ou de chauve souris. Tout peut se régler bien avant : nous sommes ce que nous mangeons. Et même plus : ce que nous avalons, air compris, stress compris, émotions comprises. Se gaver de sucres, d'alcool, de café et de clopes, comme un CONsommateur lambda à la botte d'un patron ou d'un mari tyrannique n'est tout simplement pas humain. Et engendre des zombies. Survivant dans le monde moderne. Et c'est tout à fait normal qu'au moindre petit caillou laissé sur leur route, ces zombies trébuchent. La mort est partout : elle nous suit comme notre ombre. Demain, je serai peut-être morte. Ou pas : j'ai décidé de vivre, en bonne santé. Ce connard de coronavirus ne passera pas par moi. Point barre.

C'est avec une intention bienveillante et de remerciement que je choisis mes choux, patates, bananes et autres pommes biologiques. Vivantes. En essayant néanmoins de garder ce que je touche. Mais inutile de toucher pour savoir ce qui est bon pour nous : on peut ressentir, ou simplement sentir. L'anatomie humaine et plus généralement animale est bien faite : notre nez, juste au dessus de notre bouche est là pour sélectionner les aliments appropriés. Chris se fout souvent de moi quand je cuisine…
— alors, qu'est ce que je vais mettre comme épices… Celui-ci… snif, non. Celui-là… ah oui ! du cumin, mais c'est bien sûr ! Parfait !
— quoi ? Tu vas mélanger du curcuma, du cumin, des herbes de Provence et ta sauce de poissons pourris là ?
— c'est pas du nuoc-mam, c'est du tamari… C'est sans blé !
— ouais… si tu veux…

Christophe n'était pas aussi écolo-local-bio que ce que je m'étais imaginée au début. Il était même plutôt punk et réactionnaire, mais s'était assagi avec l'âge…
— ce confinement, ça tourne à la mascarade tu ne trouves pas ? lui avais-je demandé en début de semaine.
— ça touche aux libertés fondamentales et individuelles de l'être humain, c'est clair ! Mais… d'un autre coté euh… hésitait-il en tirant une bouffée sur un gros pétard… Le silence qui suivait, je ne le connaissais que trop : un mental qui s'emballe en même temps qu'il oublie le début de sa propre pensée, comme un enfant qui sauterait de caillou en caillou dans une rivière et qui, se retournant ne verrait plus que de l'eau…
— oui ?
— euh… merde… je… j'disais quoi déjà ?
— le confinement, t'en penses quoi ?
— Ah oui ! Je… je ne suis pas médecin, et je suis devenu un vieux con. Une "personne à risque" ! D'ailleurs qu'est-ce que tu fous encore avec moi Sam ? Jeune, sportive et jolie comme tu es ?
— taaa gueuuuule ! dis-je, lassée par ses répliques entendues mille et une fois
— Hu hu hu… moi aussi je t'aime ! Les docs ont sans aucun doute leur raisons, mais ces merdeux de politicards sont nuls à chier ! Comme d'habitude ! Avec les couilles coincées entre le principe de précaution, un essaim de mouches savantes et des Français peureux mais réac… Avec tout ça, on n'a pas le cul sorti des ronces, moi j'te le dis !

Au moment de passer en caisse, une banderole rouge et blanche a été mise à la hâte pour garder une distance de sécurité entre les clients et le caissier, un jeune trentenaire que je connais bien.
— Eh, salut David ! Alors, ça va ?
— salut ! Tu parles ! C'est la merde ce truc ! Moi dès que je peux, je me casse d'ici !
— Ah… ? Pourquoi ?
— ben on croise plein de monde, on n'est pas protégé ! Ça craint quoi !
— mais, t'es jeune, tu crains rien mec !
— ouais c'est ça ! On sait jamais ! Et leur truc, on sait pas trop ce que c'est ! Il y a déjà eu des morts chez les jeunes ! Putain ça craint ouais !
— bah, perso je ne pense pas comme toi : on est super sain
— parle pour toi ! Moi je fume, je picole… Et encore plus maintenant avec le confinement et ce truc qui traîne !
— euh… ouais c'est vrai mais… Tu peux arrêter, ou diminuer… enfin… La vie est une histoire de choix et de priorités non ?
— ouais ben mon choix, c'est d'être chez moi ! Sans contact !
— ha ha ! Éh mais t'es pas un peu parano là ? 'Faut que tu diminues le bedo !
— mais non ! Mais… Ma collègue est arrêtée ! Elle a un truc au poumon et tout !
— elle a été testée ?
— non mais tu vois…

Je suis restée perplexe quand à ses explications et ses envies de confinement. Mais après tout, on a tous notre propre vision de cette pandémie. Et comme dans un mauvais film de zombies, les premiers à se faire croquer sont les traînards ou ceux qui font —ou ont fait— les mauvais choix… Néanmoins, ils n'est jamais trop tard pour changer…

En rentrant, je passe par le petit parc longeant le gave. Le soleil est déjà bas en ce milieu de journée. Je me pose comme à mon habitude près de la statue de mousquetaire, et vérifie qu'il n'y ait pas de déjections canines dans l'herbe. D'ailleurs, les chiens et chats peuvent-ils être porteurs ?

Je crois que ce petit con m'a mis le doute. Et pour les légumes, c'est pareil. En fait, j'en sais rien. Chris est parano, du même genre que David. Beuh oblige. Enfin non. Mais sur eux oui. Trop de fume tue la fume. Ils feraient bien mieux de fumer de manière chamanique : uniquement pour rentrer en transe, en pleine conscience, en acceptant, remerciant et donc en respectant cette plante de pouvoir. Mais quand on fume des pétards comme des clopes, ça n'est jamais bon pour l'effet.

Au loin, une septuagénaire promène son chien. Elle a bien du courage. D'un autre coté, comment faire autrement ? Ça va, c'est un petit roquet. Du genre que-de-la-gueule. Rien à voir avec ces chiens qui demandent à courir plusieurs kilomètres par jour… Avec leur confinement exagéré de paranoïaques de mon cul, ils diffusent les peurs et donc le stress. Et quand on stresse, on tombe malade…

Et moi, pensai-je, en retirant mes sandales en cuir, j'avais décidé de ne pas être malade. Chris a préféré rester enfermé, et il a peut-être raison. Finalement, il n'a pas une santé de fer. Enfin, il a choisi…

Le simple fait de faire quelques pas dans l'herbe me décharge d'une partie de mon stress : mes épaules se relâchent, je souffle. C'est instantané. Difficile à croire qu'au milieu de toutes leurs recommandations paranoïaques, aucun scientifiques ne préconise de manger sain, faire de l'exercice et de ne pas fumer ou boire d'alcool. Et pourquoi pas en ce moment de se supplémenter en vitamine C, de prendre le soleil.

Le soleil, c'est trop bon. Je m'assieds en tailleur et commence à méditer… Je suis en bonne santé. Et je le resterai. Il n'y a rien à craindre. Le soleil me traverse et me réchauffe comme s'il purifiait mon corps légèrement vêtu. Mes organes. Mes cellules. Mes atomes.

Le monde autour de moi s'efface. Pas de confinement. Je suis libre. Comme l'air, et le gave qui coule en contre-bas. Je vais où je veux. Quand je veux. J'expire tout ce stress. J'inspire de la joie. Du bien être. Je m'étire en prenant mes asanas habituels. Les muscles sont tendus comme des arcs. Je décoche mes flèches les unes après les autres. Je fusionne avec l'herbe, les arbres, et partage mes énergies. Je ne suis plus qu'un canal de prana entre le ciel et la terre. Ce que je prends d'un coté, je le donne de l'autre, me purifiant dans le même temps.

J'oublie tout. Cette pandémie. Les morts. Les risques. Minimes finalement. Et, de toute façon, il faut bien mourrir un jour non ? La mort est là, avec moi, dans chacune de mes cellules. Pas à l'extérieur. J'ai décidé de rester en bonne santé.

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