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Le Pandémonium et la vieille mangaka

Putain de merde, cette crise sanitaire va finir par me flinguer. Une mort finalement banale pour une petite vieille de 76 ans. À l’image de ma vie. Seule. Confinée dans mon atelier. Les yeux exorbités, gueule grande ouverte, un filet de bave épaisse suintant sur une de mes planches de manga. Entourées de mouches opportunistes. Dans les journaux, on pourra lire :

La mangaka sans succès " obö " est partie. Elle a été retrouvée sans vie, rivée à sa table à dessin, plume à la main. Il semblerait qu’une crise cardiaque l’aie emportée. Rien n’indique que sa mort soit liée d’une manière ou d’une autre au Coronavirus.

Ouais. Comme une vulgaire petite vieille. Ni hémoglobine, ni course poursuite haletante à t'en faire exploser le coeur. Pas plus de combat rapproché avec un de ces corona-positifs. Rien. Rien de ce que j’imagine habituellement dans mes BD déviantes. Pas de sexe, pas de sang. Aucune découverte d'un troisième type… Juste un simple arrêt définitif de cet organe indispensable, qui n'aurait pas résisté à la peur omnisciente du moment.

On dira que je serai "partie", "disparue", "emportée" par la morne vague de la mort qu’on ne cite jamais. Tabou franco-français oblige. Au moins, au Japon, ils s'y confrontent, et la touchent du bout de leurs baguettes, en transvasant dans l'urne funéraire un par un les os du défunt incinéré. En France, non. On cache les cadavres dans des cercueils en bois. Précieux. Que tout cela finisse en poussières n'est pas la question. Quel gâchis.

Naïvement, j'ai expressément demandé dans mon testament qu'on m'enterre humblement : à poil, recouverte d'un linceul. Dans un trou, au milieu d'une forêt. Me dissoudre enfin dans la terre doit être une sensation extrêmement exquise, d'autant plus que cette hanche n'en finit pas de me faire chier.

Bref, faire disparaître un corps devrait être simple, et ne pas coûter un seul kopeck. Ni à la famille, ni à la société.

Les pompes funèbres doivent d'ailleurs se remplir les poches en ce moment. Parce que des cadavres, il en pleut par milliers. Et toujours pas de corps visibles. Pas plus que de cérémonies religieuses. Ce satané virus a eu raison des prêchi-prêcha des catholiques, et de tous rassemblement d'ailleurs. On sait jamais. Fini les aux revoir à un bout de bois précieux en avalant un bout de pain sans vin. Le vin, c'est pour le Grand Chef, celui qui orchestre et dirige les foules. Celui qui construit et attise les peurs ancestrales. L'envoyé de "Dieu". Et dieu, en ce moment, ce qui est sûr, c'est qu'il n'est pas parmi nous…

Devant ma fenêtre, l'aube chasse la nuit. Mortelle. La lumière me réconforte. A moins que ce ce soit ce vieux rhum arrangé qui me réchauffe la bouche. Sur ma langue, les graines des fruits de la passion dansent comme des têtards, puis croustillent sous mes vielles dents. Suave et anesthésiant, j'émets l'intention que ce rhum cubain désinfecte aussi tous les virus que j'aurais pu avaler.

Mes épaules se relâchent, et mon cou gagne quelques degrés de mobilité. Mon esprit s'allège. Si j'en crois les journalistes alarmistes de radio France, je ne suis pas infectée, la perte d'odorat étant un des signes tangibles en France. Mes vieilles fringues népalaises puent le cannabis, ce que souligne Teresa, la jeune infirmière cubaine qui rentre dans ma chambre. Ses yeux vert, dépassant du masque, cherchent un instant la bouteille de rhum, avant de me tendre 5 comprimés et un verre d'eau.
— Voilà vos médicaments, Mme Lee !
— mademoiselle !
— Si vous voulez !

Je les avale les uns après les autres, pendant qu'elle me regarde avec une de ces compassions qui me font vomir.
— le repas sera servi dans un quart d'heure, dit-elle
— Merci marmonnai-je, mais je n'ai pas faim.
— Je… euh… d'accord. Alors à mercredi ! dit-elle avant de refermer la porte
— c'est ça… à dans 3 jours… répondis-je

Je me penche au velux et crache ces maudites pilules comme les balles d'un AK47. Ces merdes ont bien trop d'effets secondaires. Et ne font pas de miracles…

Si c'est pas la misère ça : déjà que mon boulot de mangaka m'isole. Mais là, c'est pire ! Hum, je pourrais prendre des assistantes, comme au Japon… Mais non, les rassemblements sont interdits. Quoique, pour des raisons professionnelles. Ah mais non, la bande dessinée n'a jamais été considérée dans ce pays : c'est pour les gosses ! Alors en ces temps de confinement, c'est sûr que c'est pas un travail indispensable ! Et puis non, je suis bien trop indépendante pour avoir des assistantes : je repasserais toujours derrière elles !

Ouais… Je vais finir mes vieux jours ici, seule comme… une vieille conne confite HA ! ha ! ha !… Ah non, confinée…

Coincée dans sa chambre de bonne, sous les combles d'un immeuble délabré, Noa Lee, alias "obö" de son pseudonyme d'artiste, écoutait la ruelle déserte, à défaut de la voir, à la recherche de quelque âme frétillante, de bruit de voiture, de pas ou même d'un chat.

Elle suait à travers son marcel : les ardoises noires, le café, et les températures estivales de ce dimanche 29 mars contribuaient à cette atmosphère d'été, mais intérieurement, elle savait : elle suait la peur. La peur qui s'infiltrait comme des bribes de pensée, au plus profond de son cerveau, tous les soirs, à 20h, depuis aussi loin qu'elle se souvienne.
— 'faut que j'arête d'écouter tous ces cons, soupira-t-elle en se dirigeant vers sa table basse. D'autant plus que l'info est 24h/24 maintenant ! Et qu'ils n'en peuvent plus de ce corona par ci, corona par là ! Les casse-couilles ! Laissez-nous donc crever tranquille ! On se croirait dans un mauvais film d'horreur !

Et l'horreur, Noa en connaissait un rayon : elle avait lâché son boulot de vétérinaire spécialisée en faune sauvage pour vivre ses rêves : écrire, des mangas. D'horreur. Et l'horreur était maintenant à sa porte, diffusée par tous les médias, en continu, comme le voulait la mondialisation de l'information et internet.
— C'est la guerre : #restezchezvous.
— C'est la mort ouais ! s'insurgea-t-elle. Tu parles Charles ! La semaine dernière, on votait sans protection, et maintenant c'est la guerre bactériologique !
— Fais chier, pensa-t-elle en tirant nerveusement sur le pétard tordu que sa main tremblotante maintenait difficilement à ses lèvres. Fait chier… Putains de chintocs ! Ils pourraient pas arrêter leur expériences de merde ? Sur des chauves-souris ? Non mais sérieux ? Les chercheurs devraient arrêter leurs conneries et débrancher leur mental surdéveloppé. Et penser un peu avec leur coeur. Au lieu d'avoir dix fausses bonnes idées à la minute. Tout en espérant sauver le monde, être acclamé en croyant faire le bien, alors qu'ils tuent largement plus de personnes qu'ils n'en sauvent !

Pfff… Ce monde est devenu dingue. L'humain n'a que trop pullulé sur cette planète, dont il est la principale tare. Elle a bien raison de mettre en place des systèmes de nettoyage. Et puis de toute façon c'est comme dans les populations de chats ou de chiens : un bon carré ou une bonne P.I.F. et tous les faibles dégagent… Et ici, les faibles, c'est nous… Les vieux.

Les pays "développés" comme le nôtre regorgent de petits vieux : le "problème" des sociétés vieillissantes et même pourrissantes si l'on en croit nos élus. Nos jeunes actifs ne suffisent plus à payer nos retraites. Enfin, la retraites de ceux qui, contrairement à moi, ont décidé d'arrêter de bosser. Ceux qui, du jour au lendemain, deviennent des déchets inutiles en perdant leur travail. L'objet à la fois de haine et d'adoration. L'humain adore se positionner dans les extrêmes : c'est facile. Ces fossiles ont rêvé toute leur vie de retraite, de temps qu'ils rempliraient de leur loisir, mais quand elle arrive enfin, c'est le chaos. Oh, rien à voir avec la déculottée sanitaire qu'on vit en ce moment avec ces miasmes : les septuagénaires comprennent vite qu'en même temps que leur boulot, ils ont perdu leur utilité et liens sociaux, leur argent, et qu'ils n'ont pour la plupart plus la santé de courir dans des parcs ou dans d'autres pays.

C'est comme ça qu'ils finissent bourrés de cachetons, souvent à vie, bourrés "d'anti-maladies" : anti-hypertension, anti-cholestérol, anti-ostéoporose, anti-diabète, et enfin anti-dépresseur, avant de finir en "maison" de retraite ou asile psychiatrique, comme il en existe encore tant chez nous. Une honte à l'échelle mondiale. De véritables élevages de déglingués, mangeurs de pilules. Chamanes sans le savoir pour certain.es, et dont les capacités à se connecter au Grand Tout sont mises à mal par les neuroleptiques et autres myorelaxants. Bienvenu au pays des légumes. Faut que je me casse d'ici. Je ne suis pas schizophrène. Je ne suis rien. Et tout à la fois.

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