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Moebius / Giraud, histoire de mon double

Autobiographie de Jean Giraud - Moebius
Autobiographie de Jean Giraud : Moebius Giraud: histoire de mon double

J'ai récemment lu, et même dévoré ce livre, confirmant ce que je savais déjà: Giraud est éternel. Sa vision du monde m'a doublement étonné, tellement il est allé loin dans l'analyse et le lâcher prise sur l'acte de création, mais pas seulement. Je me sens étrangement proche dans sa recherche sur le bouddhisme, l'ésotérisme, sa relation avec les drogues etc.
À lire de toute urgence pour tout dessinateur et artiste qui se respecte !
Notez que les citations ci-dessous se rapportent généralement à des périodes de la vie de Jean Giraud, et ne sont pas forcément à généraliser hors de leur contexte dans le livre. Raison de plus pour le lire en entier !

Le taf de dessinateur

Tout dessinateur sait qu'une œuvre d'art n'en est une que si des aspects de la réalité ont été coupés, mutilés, distordus. Cette distorsion est celle du trait pour atteindre un peu de vérité, du sens.
Car le métier de dessinateur requiert à la fois une modestie sourcilleuse et une vision démesurée, sans limites. Deux valeurs juxtaposées et contradictoires dont Gir et Moebius sont chargés d'incarner, là encore, la dualité.
Aux pires moments de ma vie, je me suis toujours réfugié dans le travail, c'est-à-dire dans le dessin. Au bout de dix minutes passées à me colleter avec un cheval ou un paysage, je finissais par oublier mon problème (...)
Longtemps j'ai eu l'impression d'être tombé là par hasard, comme le personnage qu'incarnait [David Bowie dans un film]: être un extraterrestre avec toutes les apparences d'un être humain débarqué sur la Terre , sans carte ni mode d'emploi pour se diriger, et qui tente de communiquer avec les humains en leur faisant des beaux dessins...
Quand on est dessinateur de bandes dessinées, on croit être libre, bercé par l'illusion d'avoir pris son destin en main, simplement parce qu'on s'est lancé dans une carrière artistique. Je me suis vite aperçu que cette liberté était tout à fait illusoire.
Il est essentiel, pour un dessinateur, d'être publié: c'est à ce moment là qu'il voit vraiment ses dessins. Un dessin imprimé est assez différent de l'original.
Gir représente l'apprentissage du dessin. À mes débuts, j'avais énormément de lacunes. Jijé [Joseph Gillain] avait bien discerné mon coté singe savant, ce don pour la mémoire visuelle, la reproduction des styles. Pour entrer dans le sanctuaire, c'est-à-dire dans la compréhension de l'espace, de la forme, de l’harmonie des lignes, bref dans tout ce qui est noble et moral, il m'a fallu beaucoup plus de temps. Blueberry était en fait un terrain d'expérimentation.
Ce qui me motivait, c'était surtout de travailler énormément, de faire des choses que je n'avais jamais faites, de m'améliorer, de me perfectionner [période Hara-Kiri].
Mon travail est d'être libre intérieurement, comme une sorte de bombe thermonucléaire en fusion permanente. Et mon devoir est de l'exprimer par mes dessins.
C'est [Bill Elder] qui m'a fait comprendre que l'art se prend à l'abordage, se pirate. Il faut s'en saisir sans attendre d'être invité à le faire. Être accepté, adoubé n'est pas le problème de l'artiste.

Herbe et Champignon

J'en ai gardé l'idée que, par rapport à la marijuana, l'alcool est décidément une drogue archaïque. Le champignon aussi. (...) La marijuana est plutôt une béquille de la perception.
Dès que je fume un pétard, les idées m’arrivent en pagaille.
Je n'ai jamais été en phase avec la civilisation de l'alcool. Je n'ai jamais voulu m'y intégrer. (...) Notre culture est alcoolique: elle n'admet l'accroissement de la perception que par la seule consommation de l'alcool.(...) Quant à la dépendance, à l'herbe comme à l'alcool, je la dénonce fermement. C'est la pire des prisons: celle où l'on s'enferme soi-même.
Hergé était aussi un métaphysicien secret: proche des surréalistes, de la tradition ésotérique, bouddhiste. Il connaissait aussi les secrets de l'herbe et savait en user come l'on fait du reste beaucoup d'artistes et de poètes surréalistes de sa génération. on a tendance à l'oublier.
L'herbe a été pendant des années un point d'ancrage essentiel: une porte ouverte sur un autre réel. Un instrument de travail, un outil conceptuel, la clef d'une prospection en dépit de ses aspects dangereux et de la dépendance toujours possible.
Ce soir-la, j'étais celui-qui-devait-prendre-les-champinons. (...) une vague de lave brûlante qui m'emportait comme un fétu de paille. Je me suis consumé ainsi pendant six heures. Une lente et interminable descente aux enfers. (...) L'épisode des champignons a exacerbé mes fantasmes sur l'acte sexuel, les transgressions.

Philosophie de vie

Il y eut une époque mythique ou l'être humain était, tel un enfant, proche du savoir naturel.
Il existe de nombreux enseignement sur l'aspect énergétique des corps, sa position, ses émanations lorsqu'un homme pénètre une femme comme une prise mâle entrerait dans une prise femelle. Il se passe quelque chose.
Les autres bombes à retardement de mon existence sont l'ésotérisme et la magie. Des sensations fortes d'un autre genre venues tout droit, elles aussi, du Mexique.
Sans le savoir, ma recherche d'un père s'inscrivait dans une tradition orientale de la philosophie, fondée sur l'idée du maître à penser, du gourou, c'est-à-dire de celui qui initie. Jodorowsky serait ce maître.
Il m'avait ait découvrir l'ésotérisme chrétien, le bouddhisme, le zen. Je suis alors entré dans une phase absolument mystique (...) J'ai arrêté de fumer, de boire, de manger de la viande...
C'est également l'époque où, grâce à Alejandro, j'ai arrêté de fumer. En une heure. Cela faisait quatre ans que j'essayais vainement d’arrêter... Pour moi, l’adrénaline, la sueur, ont toujours été une drogue.
Entrer initiation, c'est intégrer une acceptation de son être, de ses limites, puis travailler sans cesse à repousser celles-ci.
Le tarot est ainsi une modélisation de ce qu'est en permanence notre vie: à l'endroit, l'intelligence, le mental; à l'envers, l'inconscient souverain.

Technique et dualité Giraud / Moebius

(...) l'utilisation de l'erreur, son exploitation positive.(...) Dans mon travail, j'utilise l'erreur pour en faire une signature. Mais pour que cela reste valable, je suis en permanence dans une recherche pathétique d'une perfection jamais atteinte.
Qu'est-ce que le style en dessin ? Comme un moderne Janus, j'ai deux visages, deux styles. Gir/Moebius. (...) La stylisation est une interprétation du monde. Il s'agissait pour moi de trouver un style propre à véhiculer des histoires avec un minimum de philosophie. Un style qui permettait de rentrer dans n'importe quelle réalité. En même temps, il s'agissait d'avancer assez vite. Il y a un temps du dessin. Un temps matériel, terriblement contraignant.
C’est ainsi que se forge un style. Dans cette admiration du maître et cette volonté de différenciation avec le modèle qu'il propose.
Quand je fait une faute [en dessin], j'essaie toujours d'en tirer avantage. C'est ma philosophie.
Le style dépend étroitement du temps. Le temps accordé au dessinateur pour dessiner. Mais aussi le temps historique du dessin. [l'époque à laquelle on dessine]
[Période Métal Hurlant] Tous ceux qui veulent faire du Moebius y laissent des plumes, et sont rapidement obligés de trouver leur propre voie. Il n'y a pas de cohabitation possible dans mon espace. Il se modifie en permanence dans une mutation généralisée. Ce qui me caractérise, c'est la création d'un monde cohérent, mais perpétuellement en marche : je en supporte pas l'immobilisme et l'immobilité.
Dans l'ordre de l'histoire, il y a d'abord Moebius, ensuite Blueberry en dépit de ce que la chronologie des albums peut laisser croire. (...) Chez Moebius, je reconnais cette exaltation [parallèle avec l'exaltation mexicaine], cette propension sans freins, sans inhibitions à l'épanchement presque impudique.
Dans Blueberry, je fais un crayonné poussé, le pinceau donne la souplesse plastique. Dans Moebius, la mise en place au crayon doit rester légère si je ceux que mon trait de plume vive. En même temps, le trait de plume de Moebius est très contrôlé à la manière d'une ligne claire et le coup de pinceau de Blueberry est jeté d'instinct. Dans Moebius, il y a une part plu grande d'aventure, d'improvisation.
La démarche de Moebius consiste à utiliser le dessin pour se placer dans des états différents de perception. Se plonger dans ce que les surréaliste appelaient le "rêve éveillé" ou "l'explosante fixe" : un onirisme lucide qui est une sorte de transe légère. Un état pythique.
Quand je fais du Moebius, je m'ouvre à la seule nécessité d'être là, dans le présent. Cela m’oblige à mobiliser tout ce que je sais, tout ce que je suis, tout ce que j'ai lu, vu, éprouvé. Dans ces moments-là, je n'existe plus : ma main devient autonome, évolue dans une espèce d’espace sans forme. (...) Notre conscience peut être déconnectée de notre centre de décision. On agit alors en fonction de pulsions extérieures à notre système de perception raisonnable. Quelque chose d'autre agit, parle, dessine qui relève d'une autre dimension. Un infini intime. L'étranger nous habite, étrangement familier, enceint d'une virtualité infinie de créations. Toute spiritualité prend racine dans cet espace libre, ce trou noir intérieur d'où sort la matière de l'art.
Moebius fait partie d'un monde héroïque de symboles et de rêves, à l'exact envers de la carte du réel. Il en cartographie les légendes. Mais la torsion de la bande annule la différence et il revient toujours au même. Quand Gir dessine inlassablement les contours de la réalité, Moebius, lui, cherche le fin mot du monde. Le point final.

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